Encore là ce matin ! Comme tous les matins depuis 6 mois, enveloppé
dans sa vieille couverture écossaisse, je le vois aujourd'hui assis par
terre, le dos appuyé contre le mur en face l'arrêt de bus, ses longues
jambes étalées devant lui. D'habitude, je ne fais que l'apercevoir
debout près de la grille à peine ouverte du bastringue d'en face, où le
bristrotier lui offre chaque jour son petit-déjeuner. Ce matin, je
comptais bien prendre le bus plus tôt pour terminer un boulot de la
veille, mais il m'a filé sous le nez, alors j'attends le suivant et je
l'observe.
Il replie soigneusement les cartons et journaux qui ont dû servir de
chambre à coucher, regroupe près de son sac à dos troué les ustensiles
oxydés qui ont servi à son repas de la veille. Il oublie de ramasser un
fond de boîte à camembert. De l'intérieur de son sac, il sort une grosse boîte métallique, décorée
de papillons rouges et bleus sur fond jaune. De sa main gauche, il la
serre contre lui pendant que sa main droite soulève le couvercle. Il en
retire un petit paquet qui ressemble à un jeu de cartes à jouer mais
qui doivent être des photos, dépose la boîte sur sa gauche et enlève
délicatement l'élastique qui les tenaient groupées. Son regard se pose sur la première, la contemple longuement et la
glisse sous le paquet tenu par sa main gauche. Par moment, son
attention se porte sur le bout de ses gros godillots en toile marron
lacés par des bouts de ficelle beige, puis revient à sa contemplation.
De temps à autre, il lève les yeux vers un passant qui le croise, lui
fait un salut du tranchant de la main droite et retourne à son
occupation.
Un chien roux à poils ras s'approche de lui, s'arrête près de son sac
qu'il renifle. Il regarde l'animal, lui dit quelques mots, dépose ses
cartes sur le couvercle de la boîte et fouille dans son sac. Il en sort
un quignon de pain, le tend à la bête qui le saisit dans sa gueule en
remuant la queue et reprend son errance. Avec son visage ridé aux yeux délavés, à la barbe grisonnante et
hisurte, ses cheveux en bataille blanc-jaunâtre qui s'échappent de son
chapeau noir, on le dirait sans âge. Mais la finesse de ses traits et
celle de ses mains, le font paraître beau.
Lentement, il se redresse, s'ébroue et entame une série de mouvements
de yoga ou autre gymnastique asiatique, indifférent aux sourires
narquois de ceux qui s'arrêtent pour l'observer. Un mouvement rapide effraye un groupe de pigeons et de moineaux qui
picoraient à quelques pas de lui. Dans un froufroutement d'ailes, ils
viennent se poser près de l'abri-bus où je me trouve, sur le trottoir
d'en face. D'une démarche saccadée pour les pigeons, sautillante pour
les moineaux, ils reprennent leur quête de nourriture. Sous sa couverture et avec son chapeau avachi, ses gestes le font
ressembler à un grand épouvantail agité par le vent. La rue s'anime peu
à peu, une femme le bouscule d'un air grognon, sans s'excuser. Il perd
un peu l'équilibre, se redresse et la regarde s'éloigner en hochant la
tête. Puis il reprend ses mouvements comme si de rien n'était, même pas
interrompu par les bruits de cirulation.
Un camion de livraison s'arrête le long du trottoir et je ne le vois
plus pendant plusieurs minutes. Lorsque le camion repart, il s'est
assis accroupi maintenant, serrant contre lui son sac à dos, il a du y
ranger sa boîte metallique, je ne la vois plus. Les cartons et journaux
sont entassés près d'une poubelle. Il regarde les gens passer devant lui, tous semblent pressés ; certains
lui adressent un sourire, d'autres quelques mots, il leur répond avec
gentillesse. Et bien qu'il ne tende pas la main, les plus généreux lui
glissent quelques pièces dans la boîte à camembert oubliée près de lui,
ils les remercie en soulevant son chapeau.
Sept heures sonnent à un clocher que l'on n'aperçoit pas, pour lui
c'est un signal car le voilà à nouveau debout, toujours enveloppé de sa
couverture écossaise qui s'approche à longues enjambées de la grille du
bistrot. Un souvenir d'élégance lui fait défroisser son pantalon de couleur
indéfinissable, du revers da sa longue main. Maintenant le rideau
remonte dans un bruit de ferraille, le bistrotier en le voyant lui
adresse quelques mots, pénêtre dans le bar et en ressort avec un sachet
plastique vert bien garni en apparence.
L'homme le remercie, se retourne et nos regards se croisent... mon bus arrive !
Mady